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Barton Fink



Barton Fink, quatrième film des frères COEN sorti en 1991, est une œuvre atypique. Elle plonge un écrivain à la recherche d'argent dans un hôtel sordide et dans la solitude. Mais plus que la simple histoire d'un auteur en proie au manque d'inspiration et à l'incompréhension générale, il s'agit du récit d'un être qui perd pied avec la réalité, et l'univers dans lequel il évolue n'est pas toujours réel.

L'hôtel occupe dans ce contexte une place toute particulière. Il n'est pas juste un lieu-objet circonscrit* glauque qui enferme le protagoniste dans sa folie, il est également un actant de l'histoire et détermine l'évolution de la situation de Barton. La présence maléfique de l'hôtel et l'engouffrement du personnage principal dans une seconde diégèse* onirique sont les deux aspects connotés du film.


POUR UN JOUR OU À JAMAIS

L'hôtel nous est représenté comme une sorte d'esprit diabolique par la mise en scène. D'abord il apparaît comme une sorte de cage dont Barton ne peut s'échapper.

En effet, les génériques de début et de fin présentent en toile de fond le papier peint de la chambre du protagoniste. A eux seuls, ils enferment le personnage. Lorsque Barton arrive à l'hôtel, sa silhouette semble disparaître dans un halo de lumière, comme s'il était "happé" par le lieu et s'y fondait. De plus, la chambre de celui-ci est étouffante, avec l'impossibilité d'ouvrir les fenêtres qui donnent sur un mur. Le slogan de l'hôtel est également particulièrement représentatif de ce cloisonnement : "Pour un jour ou pour la vie". Slogan qui rappelle au spectateur que Barton a choisi la position de résident et non de passage dans l'hôtel. Enfin un raccord nous montre la porte du bureau du directeur de Capitol Pictures se fermer devant Barton, puis un plan dans l'hôtel : à l'image le personnage se retrouve "enfermé" derrière la porte, le lien sémantique avec la vue suivante sur l'hôtel nous renvoie à son emprisonnement dans ce lieu.

D'autre part plusieurs éléments donnent un aspect fantasmagorique à l'hôtel. Le lieu est froid et vide, certaines situations sont incongrues. C'est le cas de la scène de la réception, dans laquelle le son prend le pas sur l'image, la sonnerie d'appel du réceptionniste ne s'interrompt définitivement que lorsque ce dernier appuie dessus avec son doigt. Le son de la sonnette, à la base congru et référentiel*, devient incongru et presque non-référentiel dans sa durée. L'incongruité se prolonge avec la façon dont le réceptionniste débarque du sol par une trappe et à travers ses propos : "Vous désirez Monsieur ?" (à l'évidence, Barton désire une chambre) ; "Fink. Barton. C’est sûrement vous, hein ?" (Barton vient de lui dire ses nom et prénom).

Le couloir rappelle celui de Shining (et renvoie à la position fantomatique de l'hôtel dans ce film) et semble presque infini. Des éléments de symétrie renvoient également à l'œuvre de Stanley KUBRICK : que ce soit dans la chambre de Barton avec les fenêtres ou sur l'axe syntagmatique* dans les champs-contrechamps du couloir. Sans parler du thème de l'écrivain enfermé, en perte d'inspiration.

Ensuite quand le protagoniste entre pour la première fois dans sa chambre, il ferme la porte avec son pied mais étant filmé en plan rapproché buste, cela donne l'impression que la porte se ferme seule. D'ailleurs l'effet fantastique produit se prolonge à chaque fois qu'un personnage ouvre la porte de la chambre car un bruit de courant d'air se fait entendre dans un lieu complètement clos où Barton étouffe de chaleur. Nous dénotons aussi l'aspect surnaturel des chaussures présentes devant chaque porte du couloir alors que le spectateur n'aperçoit jamais d'autres clients (mis à part Charlie). Comme si des fantômes se tenaient debout le long du couloir. Enfin les rires et les cris à peine audibles derrière les murs de la chambre concluent le sentiment d'un hôtel-fantôme.

La représentation de l'hôtel en présence maléfique passe surtout par deux éléments liés l'un à l'autre : la symbolique de l'enfer et la personnification du lieu en la personne de Charlie.

Premièrement, lorsque Barton signe le registre, il fait sans le savoir un pacte diabolique avec l'hôtel, définitif dans son choix d'être résident. La mise en place d'un certain nombre d'occurrences le prouve : le chiffre six est répété trois fois, par Barton puis à deux reprises par le groom dans l'ascenseur (il s'agit du numéro de l'étage où va résider le protagoniste) ; la présence de la Bible comme dernier échappatoire improbable, que Barton prend dans le tiroir de son bureau lorsqu'à cours de force il cherche l'inspiration dans le premier ouvrage qu'il trouve, symbole religieux qui pourrait le sortir de sa position d'enfermé par une force démoniaque (mais son pacte empêche toute rédemption et il ne peut lire les écrits saints bloqué dans les quelques lignes de son scénario à l'image de son enfermement dans l'hôtel) ; la dernière scène avec Charlie comporte une symbolique religieuse très forte puisque ce dernier arrive depuis l'ascenseur en flammes et semble remonter des enfers... et le couloir prend ensuite feu dans un espace diégétique onirique.

Deuxièmement, Charlie, seul vrai ami de Barton, est en réalité la représentation physique de la présence de l'hôtel et n'apparaît d'ailleurs que dans les espaces du couloir et de la chambre. Sa première apparition rend son aspect fantomatique : Barton suit du regard le déplacement de son voisin qui se trouve dans la chambre concomitante, le spectateur ne regarde l'espace du champ que dans le but de savoir ce qu'il peut y avoir hors-champ, c'est-à-dire derrière le mur puis la porte. Cela induit une façon particulière de ressentir l'espace et crée une angoisse. Barton trinque plusieurs fois avec Charlie comme pour sceller son pacte. D'autre part, l'absence de chaleur dans l'hôtel lorsque Charlie n'est pas présent ("Il est revenu. Il fait chaud, il est revenu") et la scène finale de ce personnage le placent définitivement en une sorte de démon qui possède un contrôle sur l'hôtel. Pour finir, la présence de la photographie de Charlie sur le tableau de la chambre au moment où Barton trouve l'inspiration et écrit son scénario n'est pas anodine et relie Charlie à la malédiction de l'hôtel (il pourrait être juste un démon indépendant du lieu) à la lumière de l'analyse qui va suivre.


LA JEUNE FEMME ET LA MER

L'hôtel, par sa "vie" et sa puissance malveillante provoque l'enfoncement du protagoniste dans un second univers diégétique imaginaire. Ce monde imaginaire ne concurrence pas toute la diégèse dès le début de l'histoire, il s'imbrique progressivement dans l'univers originel à mesure que Barton se laisse attraper par l'hôtel.

Cet engouffrement est lié à la personnalité de Barton, replié sur lui-même et imbus de sa personne.

D'une part, le personnage n'est jamais totalement présent dans les différents espaces de la diégèse autres que l'hôtel. Dans l'incipit, l'espace de la scène théâtrale est observée par Barton ; il ne rentre pas non plus dans l'espace de l'hypocrisie du restaurant ; quant à sa position dans l'espace de la confidence amicale au bar, elle est extérieure également puisque son ami le pousse vers une action à laquelle il n'adhère pas et les deux amis sont séparés dans le cadre par la caisse du bar à la fin de la scène. Dans les scènes du bureau de la direction de Capitol Pictures, il est là encore complètement perdu dans un environnement qu'il ne saisit pas. Le directeur est expéditif et dominateur, il choisit ce que Barton doit écrire (il voue un faux respect à l'écrivain malgré les convenances et les superlatifs). L'agitation et la rapidité du directeur contrastent avec le calme et la pesanteur de l'hôtel dans lequel le protagoniste, à défaut de s'y sentir bien, peut évoluer plus "librement". Les autres lieux en dehors de l'hôtel sont tous des lieux-objets circonscrits à l'instar de ce dernier. Même dans le jardin à l'intérieur de la scène où Barton discute avec le scénariste Bill Mayhew, des routes entourent un espace vert finalement minuscule en plan large. La scène du restaurant avec Barton et le producteur laisse entrevoir un faux espace naturel : le dessin sur le mur derrière le protagoniste. Ces différents lieux rappellent l'enfermement de Barton dans l'hôtel, qui est à la fois dans ces endroits sans y être tout à fait.

D'autre part, comme l'énonce Audrey dans le film : "On ne communique avec son prochain que si on le comprend". Or Barton ne comprend pas les "hommes de la rue" dont il parle et sur lesquels il écrit. Charlie, sensé en être un (un assureur à la vie toute simple) tente moult fois de raconter des bribes de sa vie en vain, tandis que Barton débite ses inepties sur un théâtre nouveau qu'il crée en écoutant les gens. Charlie met également de l'énergie pour convaincre Barton d'apprendre une prise de catch avec lui alors que le scénario doit raconter l'histoire d'un catcheur et que le scénariste n'y connaît rien. Lors du bal, les gens ne le comprennent pas, il est rejeté par le peuple alors qu'il crie son génie et déclenche même une bagarre générale sans le vouloir.

Le tableau montrant une femme devant la mer occupe également un rôle essentiel dans cette incursion d'un second environnement.

Dès sa première apparition, il recouvre vite tout l'écran, passant du statut de lieu-silhouette* fictif à celui de lieu-écran*. La peinture devient une seconde diégèse avec en fond sonore le bruit des vagues, des mouettes et une musique aiguë qui renforcent cette impression. Souvent Barton est situé à côté du tableau, comme si cette peinture était une bulle représentant les pensées du personnage (à l'instar des phylactères en bande dessinée), celles-ci ne vont pas directement vers la femme du tableau mais plus précisément vers un univers imaginaire.

Ce dernier finit par envahir la vie du personnage même lorsqu'il se trouve à l'extérieur de l'hôtel : quand il visionne les rushes d'un film de catch, la répétition de scènes courtes et stupides n'aident pas le protagoniste dans l'élaboration de son scénario mais le font replonger dans l'univers diégétique du tableau avec l'apparition des sons de l'océan puis de la musique aiguë qui se font habituellement entendre lorsqu'il observe le tableau. C'est également le cas à un moment quand Barton entre dans le bureau de la direction de Capitol Pictures avec une sonnerie de téléphone qui se déforme : elle passe d'un son congru discontinu à un son incongru continu, la musique qui renvoie au tableau.

Un cadeau empoisonné...

Ensuite, dernier élément qui facilite l'enfoncement du personnage dans sa folie : le monde extérieur (c'est-à-dire la société de production Capitol Pictures) refuse définitivement les écrits de Barton et donc son labeur, une partie de lui. "Tout ce que tu écriras sera la propriété de Capitol Pictures" : le directeur prend cette décision et celle de ne jamais exploiter ces écrits, il décide aussi que Barton ne doit pas quitter Los Angeles. Le corps et l'esprit du protagoniste sont ainsi coincés définitivement dans l'hôtel.

D'ailleurs la fin présente un grand champ* totalement imaginaire, le protagoniste est enfoncé dans la seconde diégèse et en réalité il se trouve certainement dans la chambre de l'hôtel, devant le tableau. La femme et le décor sont identiques à ceux de la peinture en tout point jusqu'à la position du personnage féminin. L'hypothèse que Barton soit toujours dans l'hôtel est confirmée avec le papier peint de la chambre présent en toile de fond du générique final, associé aux ambiances sonores de la mer et à la musique que l'on retrouve régulièrement dans le film en lien avec l'univers diégétique secondaire.


QUAND L'IDENTIFICATION SE FAIT MALÉDICTION

Il s'avère donc que Barton Fink dépasse la simple description de la perte de raison d'un scénariste qui se retrouve dans un univers où il doit abandonner ses convictions et pondre des écrits formatés et insipides mais retrace l'abandon d'un être dans un lieu maudit, la perte de sa conscience de la réalité pour une autre réalité, fictive.

A travers ce cauchemar, le spectateur perd lui aussi contact avec un espace filmique concret et plonge progressivement dans un monde onirique, le déséquilibre ambiant où le seul personnage attachant est un démon et la musique minimale envahissante contribuent à suivre le chemin du protagoniste et se perdre dans le lieu à double face qu'est l'hôtel.

Guillaume Briquet




* Lieu-objet circonscrit : un lieu-objet circonscrit est l'inverse d'un lieu-paysage. Il s'agit souvent d'une maison ou d'un habitat quelconque dont les limites cloisonnent l'espace dans le film. Si le lieu-paysage permet de ressentir l'immensité d'un espace et provoque une sensation de liberté, le lieu-objet circonscrit peut être synonyme d'angoisse quand il couvre tout le film comme ici ou dans n'importe quel huis-clos.

* Diégèse / diégétique : la diégèse est l'univers fictionnel représenté dans une œuvre cinématographique. Diégétique est l'adjectif qualificatif. Dans Barton Fink, il y a deux diégèses : l'univers fictionnel premier à l'instar de tout autre film, et l'univers fictionnel second dans lequel protagoniste et spectateur s'immergent.

* Son congru et référentiel : son qui possède un sens et relié à un élément dans le film. Le son d'une sonnerie de téléphone alors qu'à l'image on aperçoit un téléphone est congru et référentiel tandis que le son d'un chien qui aboie cependant qu'à l'image on voit un homme parler est incongru et non-référentiel.

* Axe syntagmatique : l'axe de la succession des images audiovisuelles dans un film.

* Lieu-silhouette : il s'agit d'un lieu dont on aperçoit la silhouette. Par exemple une fenêtre en arrière-plan à travers laquelle on distingue un paysage.

* Lieu-écran : lorsqu'un lieu présenté dans un métrage recouvre tout l'écran (principe d'immersion fortement utilisé dans les westerns et tout particulièrement maîtrisé par John FORD).

* Grand champ : espace virtuel qui réunit le champ cinématographique et le hors-champ, et qui représente la vision que se fait le spectateur d'un lieu diégétique en fonction de ce qui lui est donné à voir et à entendre dans la scène.

Fiche technique

- Origine : Etats-Unis - Couleurs - 1 h 56 mn.
- Date de sortie France : 25 septembre 1991.
- Production : Ethan COEN / Circle Films - 20th Century Fox.
- Réalisateurs : Joel et Ethan COEN.
- Scénario : Joel et Ethan COEN.
- Casting : John TURTURRO (Barton Fink), John GOODMAN (Charlie Meadows), Judy DAVIS (Audrey Taylor), Michael LERNER (Jack Lipnick), John MAHONEY (W.P. Mayhew), Steve BUSCEMI (Chet)...
- Musique : Carter BURWELL.
- Box-Office France : 475.531 entrées.
- Sortie DVD : 19 juin 2002.
- Lien Internet : http://freres.coen.free.fr/barton.htm

 

"A travers ce cauchemar, le spectateur perd lui aussi contact avec un espace filmique concret et plonge progressivement dans un monde onirique..."