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Corto Maltese



La production hexagonale de films d'animation étant aussi frileuse qu'un jamaïcain séjournant en Alaska, toute œuvre qui réussit à accèder aux salles obscures mérite toute notre attention. A plus forte raison lorsque celle-ci est ambitieuse, comme le fut la Planète Sauvage pour René LALOUX ou les Enfants de la Pluie pour Philippe CAZA. C'est le cas de ce Corto Maltese du débutant Pascal MORELLI, qui pour un premier long a l'outrecuidance de s'attaquer à l'oeuvre-culte du grand Hugo PRATT, aujourd'hui disparu.

Ça tombe bien, dans le genre des bandes dessinées franco-belge adaptées en longs métrages, tout reste à faire. Entre les transpositions foireuses de Tintin, les aventures devenues risibles sur grand écran d'Astérix [ND Pierre : Euh excuse-moi, mais le Chabat est brillant], et l'adaptation ratée des pérégrinations du solitaire Lucky Luke, il n'y avait bien que Corto pour tenter de sortir du marasme ambiant dans le domaine... Et vogue la galère ?


LENTEMENT, MAIS SÛREMENT...

Les premières minutes de Corto Maltese -la Cour Secrète des Arcanes installent le décor minutieusement, campent la personnalité de chaque personnage sans précipitation aucune, et l'on retrouve bien vite ce flegme un rien cynique propre à Corto. Le scénario pourra donc paraître confus au premier abord (pour qui ne prendrait pas la peine d'intégrer l'univers d'Hugo PRATT), mais rapidement l'univers capte et captive l'attention du spectateur, acquis à la cause d'une adaptation d'un classique de la bande dessinée, et donc d'un pari cinématographique diablement casse-cou.

Le scénario, puisque nous abordons le sujet... Qu'en est-il ? Quelle aventure Pascal MORELLI a-t-il réservé à ce cher Corto ?... 1919 : l'Asie est plongée dans le chaos. Des trains blindés sillonnent la Russie, la Sibérie et la Mandchourie et, parmi eux, celui de l'amiral Kolchak transporte l'or du gouvernement contre-révolutionnaire, attirant toutes les convoitises. Dans cette chasse au trésor, Corto Maltese apporte son aide aux Lanternes Rouges qui lui ont sauvé la vie... Le synopsis est inspiré de l'album Corto Maltese en Sibérie, choix qui ne s'est pas forcément imposé comme une évidence comme l'explique le producteur Robert REA : "Cela fut l'objet d'un débat : il y avait bien sûr La Ballade de la mer salée, livre-fondateur de la saga Corto Maltese, qui nous posait des problèmes d'adaptation graphique ; mers et palmiers dessinés sur grand écran sont peu crédibles. Corto Maltese en Sibérie s'imposa assez vite : une structure linéaire mais pleine de rebondissements, de faux-semblants".

La trame narrative et le rythme du film sont étroitement liés, dans une opposition métaphorique vraiment bienv(en)ue. Le train suit en effet tout du long une course folle, qui semble sans fin, sans issue possible. Le voyage de Corto est au contraire paisible (ce qui n'empêche pas notre fier marin d'être mandaté d'une mission décisive). "Le train de tes injures roule sur le rail de mon indifférence", pour reprendre une fameuse réplique du fumeux "flim" le Grand Détournement, réalisé à la grande époque de Canal+. A l'haletante course du train de Koltchak s'oppose ainsi la nonchalance -graphiquement minimaliste- du marin d'Hugo Pratt, aux desseins délirants de duchesse et autres généraux s'impose le dessin reposant de ce bon vieux Corto. Un discours paradoxal qui s'articule constamment en filigrane et joue sur le fond et la forme, avec une justesse infinie et une poésie digne de la bande dessinée originale.

Plus qu'un scénario aux rebondissements adroitement amenés, Corto Maltese joue avant tout sur une ambiance feutrée, où d'élégantes images se mêlent à d'enivrants parfums, où les voix suaves précèdent aux coups de feu toujours justifiés. Les scènes contemplatives sont légion, les moments intimistes nombreux. Corto nous embarque dans sa délicieuse galère aux côtés d'un exubérant Raspoutine (ô combien touchant s'il n'était pas aussi souvent va-t'en guerre), dans un film d'animation qui ne cède pourtant devant aucun compromis artistique : les séquences crues s'intègrent parfaitement à cette ruée vers l'or plutôt glaciale (si ce n'est glaciaire), mettant ici l'accent sur la violence des armes ou insistant là sur la nudité de servantes tout à fait dévouées...

Petit bémol néanmoins sur l'animation, globalement sommaire. Les décors ont beau bénéficier d'un soin tout particulier et le graphisme de Corto, respecter la patte originale de la série, les déplacements des personnages, leur démarche, leur allure générale, tout concourt à laisser poindre une légère déception. La volonté de bien faire est on ne peut plus évidente, et il serait dommageable d'éclipser le contexte houleux de production de ce long métrage (Pascal MORELLI a entamé en 97 l'adaptation en travaillant d'abord sur un projet de série pour la télévision et de téléfilm pour la RAI. En 98, il s'installe au Studio Corto à Paris où on lui donne plus de moyens, et il faudra 5 ans de travail non-stop et 400 personnes pour un résultat final de quelques 500.000 dessins et 1.000 plans. Plusieurs fois le projet a menacé d'être avorté), il n'empêche que nous ne possédons pas ici la crème de l'animation traditionnelle telle que les asiatiques la maîtrisent actuellement. Jin-Roh est passé par là...


CORTO DANS LA COUR DES GRANDS ?

Elegant, raffiné, ce Corto-là ne déçoit donc pas, mais laisse globalement sur sa faim. Le célèbre marin de monsieur Pratt méritait c'est évident une escale dans les salles obscures, c'est donc chose faite et avec un panache certain. Toutefois nous sommes prêts à prolonger l'aventure, mais la série télévisée qui devrait suivre (avec les contraintes économiques et compromis narratifs que cela exige), n'y suffira pas.

Gersende Bollut



Fiche d'identité

- Origine : France - Couleurs - 1 h 32 min.
- Date de sortie France : 25 septembre 2002.
- Production : Robert REA / Ellipsanime.
- Réalisateur : Pascal MORELLI.
- Scénario : Nathalia BORODIN et Thierry THOMAS, d'après l'œuvre de Hugo PRATT.
- Doublage : Richard BERRY (Corto Maltese), Patrick BOUCHITEY (Raspoutine), Marie TRINTIGNANT (la Duchesse et Bouche Dorée), Barbara SCHULZ (Changaï Li)...
- Musique : Franco PIERSANTI.
- Box-office France : 290.325 entrées.
- Sortie DVD : 23 avril 2003.
- Lien Internet : http://www.cortolefilm.com

 

"Contrairement à un grand nombre de héros classiques, Corto décroche régulièrement de la trace du récit, dont il affirme ainsi la vanité. Corto ne croit pas aux enjeux qui lui sont proposés, mais à une certaine idée de la liberté au-dessus des lois et des valeurs toujours relatives"

Thierry Thomas
scénariste