Matrix

Il
existe des exercices plus faciles que d'écrire sur un film datant de
plusieurs années. Me voilà pourtant avec une tache d'importance : défendre
un film que je qualifie de chef-d'œuvre. Beaucoup le trouvent démodé
et fustigent sans retenue sa suite. Dès lors, pourquoi considérer Matrix
comme une date indélébile dans l'histoire du cinéma ? Eléments de réponses.
Cyberpunk live
D'entrée
de jeu, Andy et Larry Wachowski annoncent clairement la couleur : Matrix
va en mettre plein la vue. Et accessoirement, essayer de convaincre
dans un registre a priori destiné à l'incarnation filmique mais maudit
jusqu'alors : le cyberpunk. Dans le domaine du cinéma live, réaliser
une bonne pellicule à base de réseaux informatiques et de corporations
toutes puissantes relève encore de la gageure. Si bien servi par la
littérature de science-fiction ou l'univers des jeux de rôle (cf. Shadowrun),
le genre a surtout inspiré quelques ratés fameux à l'écran : Le Cobaye,
Johnny Mnemonic (déjà avec Keanu Reeves), Hackers et autres séries B
facilement oubliables. Strange Days, écrit par James Cameron et réalisé
par Kathryn Bigelow pourrait presque les excuser tous, mais il s'agit
davantage d'anticipation que de cyberpunk pur au sens Gibsonesque du
mot. William Gibson, justement (auteur du Neuromancien et père du mouvement),
déclarait d'ailleurs dans un documentaire TV que le seul film à avoir
réussi le passage au grand écran était… Matrix.
Regardons
de plus près. Les références à la Net attitude envahissent le film dès
sa première demi-heure. Les personnages se connectent à "l'autre monde"
par des lignes téléphoniques, usent tous de pseudonymes (à la manière
des utilisateurs des chats et forums), dealent des disquettes illégales
qu'ils consomment apparemment comme des drogues. Vulgaire folklore SF
diront certains. Mais tout ceci ne sert que de décor au véritable objet
du film : le potentiel réflexif des mondes virtuels.
Lors
du premier face-à-face (discursif) entre Neo et l'agent Smith, un message
implicite pointe le bout de son concept sur les dangers totalitaires
que porte un monde hiérarchisé, terne et figé régi par une intelligence
artificielle omnisciente. Cette scène d'interrogatoire évoque le Big
Brother du 1984 de Orwell. Une impression que confirme un peu plus tard
la séquence des champs d'élevage humain. Le fan cyberpunk ne le sait
pas forcément, mais le terme cybernétique vient du grec (pardon hein,
je ne suis pas un mordu de langues mortes moi non plus) kubernân qui
signifie "diriger". Or, le cybermonde a un prix : celui de la "machine
à gouverner rationnelle". Séquence philosophie avec Paul Virilio, qui
explique dans Cybermonde, la politique du pire que "Nous sommes devant
un phénomène d'interactivité qui est tendanciellement en position de
priver l'homme de son libre arbitre pour l'enchaîner à un système de
questions-réponses qui est sans parade. Quand certains vantent le cerveau
mondial en déclarant que l'homme n'est plus un homme, mais un neurone
à l'intérieur d'un cerveau mondial, et que l'interactivité favorise
ce phénomène, c'est plus que la société de contrôle, c'est la société
cybernétique. Si le modèle est celui des abeilles ou de je ne sais quel
système autorégulé, c'est le contraire même de la liberté et de la démocratie".
Pas simplement du grand spectacle pour manger tranquillement son pop-corn,
donc.
C'est une projection mentale de ton moi digital
Conscients
des risques financiers que présente un tel projet, les frères Wachowski
ont mené leur barque avec une malice et une intelligence rare. De ce
point de vue, oui, Matrix s'adresse au grand public, mais guère plus
qu'aux fans de comics, mangas ou jeux vidéo. Les non initiés ne risquent
donc pas de se perdre dans les complications inutiles, et tant mieux
si cela les mène plus tard vers des œuvres plus retorses. Avant même
d'avoir vu le film, les spécialistes savent parfaitement ce que signifie
"Matrice" et devinent donc en partie où le script va les mener. Mais
pour les autres, quel régal que cette première partie qui accumule les
mystères et les interrogations ! Qui se cache derrière le pseudonyme
de Morpheus ? Que veulent ces agents en costumes sortis de Men in Black,
et à quelle "juridiction" appartiennent-ils ? Comment cette femme vêtue
de cuir peut-elle sauter aussi loin d'un immeuble à l'autre ? Pourquoi
la bouche du protagoniste disparaît ? Que lui a-t-on mis dans le bide
?
En
bon film hollywoodien, Matrix donne pas mal d'occasion au rabat-joie
de renâcler sur telle ou telle scène. Prenez le baiser à la fin du film,
beaucoup trouvent cette séquence kitsch, parlent de cliché niaiseux.
Seulement voilà, en regardant Matrix comme une version moderne de La
Bible (vous savez, ce bouquin qui parle d'un Elu, d'un oracle, de la
Sainte Trinity et d'un traître… tiens, comme dans…) la résurrection
finale de Neo tient ainsi valeur de symbole mythologique. Pour les éternels
insatisfaits, au fond près du radiateur, trouvez-vous qu'un fœtus qui
flotte dans l'espace en l'an 2001 paraît plus… disons, en guise de paraphrase,
réaliste ?

Cet
aspect biblique -gageons que les Wachowski le savaient en écrivant leur
scénario- n'a pas dû déplaire au public nord-américain. De la même manière,
les Anglais ont sans doute apprécié le parallèle avec Alice au pays
des merveilles de Lewis Carroll. Ceci dit, les détracteurs de Matrix
lui reprochent souvent des passages bavards et/ou ennuyeux car (supposés)
vides de sens. De ce côté-là aussi, ne sous-estimons pas trop vite les
frangins scénaristes qui ont montré (après coup, certes) une belle cohérence
avec Matrix Reloaded. A quelques variations près, les deux films utilisent
la même structure : ouverture dans la Matrice avec Trinity, scène de
fête (le club où Neo rencontre Trinity annonce, visuellement parlant,
l'orgie de Zion dans Reloaded), rencontre avec l'oracle, révélations
sur l'origine de la Matrice, question du choix (sauver un individu ou
l'Humanité toute entière ? Et si cela revenait au même, après tout ?
Comme disait un certain Jésus Christ : un seul juste, et l'Humanité
sera sauvée…) et enfin résurrection d'un personnage avant démonstration
des nouveaux pouvoirs de l'Elu.
Restons
bien "aware" sur l'épineuse question du choix sans cesse ramenée par
l'oracle. A l'instar du vase que Neo brise "accidentellement" dans Matrix,
ne s'agirait-il pas d'une succession de prophéties auto-réalisatrices
déclenchées par cet étrange personnage ? La réponse n'arrivera toutefois
qu'avec Matrix Revolutions.
Deux réalisateurs très doués
Ah
bravo, à vouloir me la jouer genre je suis un geek sociable et cultivé,
j'ai failli oublier le début de ma chronique. Effectivement, Matrix
en a mis plein la vue. Première scène, premier effet bullet time de
l'histoire, Carrie-Anne Moss en suspension dans les airs… une véritable
icône du 7e art, égalant l'intensité évocatrice de Marilyn soufflée
par la bouche d'égout. Après un choc pareil, forcément, difficile de
ne pas rentrer dans l'univers du film. Andy et Larry Wachowski, affûtés
par leur premier essai Bound, tirent ensuite très habillement parti
des possibilités offertes par la distinction monde réel / réalité virtuelle
pour apporter un suspense relativement inédit et en tout cas intéressant
(voir le moment où Cypher "débranche"). Overdose de Matrice ? Hop, une
séquence d'action avec vaisseau et sentinelles robotiques. Une vers
le milieu, une autre à la fin, et le script balance judicieusement le
rythme de l'histoire. Tout aussi ingénieuse, la mise en scène lors de
la bataille dans le hall aux colonnes, en plus de constituer un inusable
tour de force technique, n'a vraisemblablement pas coûté des millions
(comparativement à d'autres films d'action, je veux dire).
Afin
d'enrober encore plus efficacement l'ensemble, les deux réalisateurs
ont puisé dans l'imaginaire de la bande dessinée et des jeux vidéo avec
talent. D'abord en s'attachant les services du dessinateur américain
Geoff Darrow (Hard Boiled, Big Guy…) pour les story-board et la direction
artistique. De fait, le montage donne parfois l'impression d'une succession
de cases de BD (la poursuite du début entre Trinity et un agent), et
on constate une utilisation fréquente, dans l'action, de plans uniquement
sonores (comprendre "qui mettent en scène des bruitages") : briques
qui se brisent, gaz qui s'échappe d'une grenade, flammes crachées par
les armes à feu, balles qui rebondissent sur le sol, éclats d'eau s'élevant
du sol… Ou l'onomatopée réinventée et appliquée au cinéma.
Concernant
la bande dessinée et plus précisément ses adaptations animées, nombre
de critiques ont pointé les ressemblances entre Matrix et Ghost in the
Shell (Mamoru Oshii), particulièrement sur le design général des humains
reliés aux machines. Peu semblent avoir repéré le clin d'œil glissé
dans la dernière fuite de Neo face aux agents : le héros traverse en
effet un marché en se faufilant parmi la foule pour échapper à ses poursuivants,
tout comme le premier suspect que poursuit Batou dans Ghost in the Shell.
Mais bon, les " fans " de Ghost n'arrivent peut-être pas à le regarder
sans roupiller… moi j'dis ça hein… Dans le même genre, reprocheraient-ils
à Requiem for a Dream (Darren Aronofski) de reproduire plan par plan
une séquence de Perfect Blue (Satoshi Kon) ?
Cinéma jeu vidéo
Bref,
terminons avec ce qui avait fait couler beaucoup d'encre à la sortie
du film : les liens avec l'imagerie du jeu vidéo. Les motifs répondent
plus que présent : le téléphone portable utilisé comme manette entre
les humains et les avatars de la Matrice, les différents game over et
continue (Neo capturé puis sauvé par l'équipage, mort puis ressuscité
par Trinity), les bugs, les cartes des lieux à télécharger, le nœud
scénaristique de la fameuse "pilule bleue ou pilule rouge ?"… Sans compter
bien sûr les mises en images d'archétypes du jeu : Pac-Man (quand Neo
parcourt un labyrinthe de bureaux pour se cacher des agents-fantômes),
les jeux de combat (l'entraînement au kung-fu), de plates-formes (programme
de saut)… La Matrice contourne les lois de la nature mais dans ce monde
bâti sur des normes informatiques, l'intelligence peut faire la différence,
exactement comme pour le joueur confronté aux pièges nombreux mais intellectuellement
limités de ses terrains virtuels.
Une
réplique de Neo, lors de sa première rencontre avec Morpheus, résume
parfaitement cette logique : ne pas croire au destin à cause de l'idée
insupportable que l'on ne commande pas sa propre vie. Pour prendre ces
commandes, une seule issue : s'affranchir de son créateur. Ici, point
de Dieu au sens traditionnel du terme, mais un Dieu-Machine. La situation
de Neo s'apparente ainsi à celle d'un personnage de jeu vidéo, dont
le seul moyen de devenir libre consisterait à "sortir" du programme
(justement le but exprimé par l'agent Smith). Il s'agissait d'ailleurs
du postulat de départ de Nirvana (Gabriele Salvatores), tentative cyberpunk
pas trop honteuse (mais limitée) avec Christophe Lambert.

Matrix
a finalement créé un genre : le cinéma jeu vidéo. Il restera certainement,
pour de nombreuses années, son chef-d'œuvre fondateur. La même année,
George Lucas sortait La Menace Fantôme, ennuyeuse démo technique qui,
dans ce registre de cinéma jeu vidéo, n'atteignait pas l'électrochoc
provoqué par les Wachowski dans nos petits cervelets. Pour finir, prix
spécial du jury (moi en fait) à Hugo Weaving. Plutôt méconnu jusqu'alors,
l'acteur australien semble s'amuser comme un gosse avec le rôle pourtant
bien rigide de l'agent Smith, lui donnant l'air de rien une dimension
assez énorme.
Laurent Camite
Fiche technique
- Origine : Etats-Unis - Couleurs - 2
h 15 minutes.
- Date d'arrivée en France : 23 Juin 1999.
- Production : Joel Silver.
- Réalisateurs : Larry Wachowski, Andy
Wachowski.
- Scénario : Larry Wachowski, Andy Wachowski.
- Casting : Keanu Reeves, Laurence Fishburne,
Carrie-Anne Moss, Hugo Weaving...
- Musique : Don Davis.
- Box-Office France : 4.721.006 entrées.
- Sortie DVD : 14 janvier 2000.
- Lien Internet : http://whatisthematrix.warnerbros.com
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"Matrix
a créé un genre -le cinéma jeu vidéo- dont il restera certainement,
pour de nombreuses années, le chef-d'œuvre fondateur"
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