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Matrix Reloaded



Jeudi 15 mai 2003 au soir. A Cannes, le Palais des Festivals projette en grand pompe la suite très attendue de Matrix de Andy et Larry WACHOWSKI. Standing ovation lors du générique final. Au même moment, à plusieurs dizaines de kilomètres, je découvre Matrix Reloaded sur l'écran géant de mon cinéma fétiche. La salle affiche complet bien avant la séance, les lumières s'éteignent, les logos Warner et Village Roadshow apparaissent dans le vert caractéristique de la saga, la musique de Don DAVIS s’avance doucement mais irrésistiblement, puis les lignes verticales de codes informatiques déferlent sur l’écran. THE MATRIX… RELOADED. Frissons de partout, cœur qui bat la chamade comme sur le générique de La Menace Fantôme… mon Dieu, pourvu que l’immense déception ne se reproduise pas.

Les jours qui suivront verront naître un certain acharnement critique sur le film. Que certains ne l'aiment pas, soit. Mais les réactions iront parfois bien au-delà du simple "j'ai pas aimé". Colère, haine, agressivité… Le contexte particulièrement anti-américain dans lequel il sort (la seconde guerre en Irak) ne saurait tout expliquer, bien sûr. Mais à l'exception du mainstream genre Studio Magazine ou de Libération (le seul média français traitant intelligemment des jeux vidéo, faut-il y voir une coïncidence ?), Matrix Reloaded se fait littéralement descendre par les bien-pensants de tout poil, où par ceux qui aspirent à ce statut de moins en moins fréquentable (les Lyonnais se souviendront notamment d'un papier tragiquement incendiaire dans Le Petit Bulletin). Effets spéciaux envahissants, scénario sans intérêt, philosophie de comptoir… Avec le recul suffisant pour retourner sa veste d’un geste ample, la plupart des gens qui avaient encensé le premier volet le juge désormais démodé et considère l'univers créé par les frères WACHOWSKI comme datant d'un autre temps. A tel point que trouver un spectateur qui n'aura pas boudé son plaisir devant cette suite relève presque de la gageure.

D'ailleurs, Frames aurait peut-être peiné dans cette recherche s'il n'avait partagé ses forums avec Planet Jeux. Matrix Reloaded, meilleur volet de la trilogie ? Tentative de démonstration.


VISUELLEMENT, L'ORGIE

Comme Matrix, Reloaded commence en compagnie de Trinity. Et la belle s'y entend sérieusement en matière de mandales invraisemblables et de claque visuelle devant les yeux du spectateur bourgeoisement assis dans son fauteuil revêtu de velours. A peine remis de cette entrée d'un certain manque de sobriété, nous voilà transportés on ne sait encore trop où par la grâce d’une ellipse informatique. Ça, vous ne l'avez jamais vécu au cinéma, certainement pas de manière aussi convaincante en tout cas. Puis la fenêtre qui explose, la chute totalement folle dans le vide, au rythme du bullet time (welcome home, geeks), balles qui fusent, éclats de verre virevoltant autour de Trinity, cuir et pose lascive de sortie… un véritable fantasme de cinéphile techno-bédévore. Au moins.

Une partie de Matrix Reloaded se trouve annoncée dans cette renversante séquence. La dématérialisation de la matrice dans les lignes de codes vertes donnent sporadiquement lieu à de purs moments de poésie numérique, comme dans la scène du gâteau au chocolat. Lourdaud, diront certains, mais la volonté se manifeste au-delà de nos espérances pour un film hollywoodien. Du côté des effets spéciaux, les vrais, les bien couillus, John GAETA et ses équipes savent bien qu'il faudra plus que du bullet time, devenu banal depuis le premier épisode, pour nous satisfaire. On y vient. A propos de satisfaction, n'allez pas croire qu'un monde fait de machines et de bits (comme le nom l'indique un peu, néanmoins) n'offrira rien d'humainement sensuel. On y vient itou. Quant à l'esthétique globale, ses multiples emprunts évidents n'étouffent pas totalement la patte très marquée du directeur artistique Geof DARROW : ces éclats de verre et multiples détails dans les décors modulés par les pouvoirs des élus de la matrice (les voitures emportées par le vol final de Neo) ne rappellent-ils pas nettement les planches chirurgicales de ses BD (Hard Boiled notamment) ?


HUM, ILS ONT REFAIT LE MOTEUR GRAPHIQUE ?

Les WACHOWSKI n'ont jamais caché leur fascination pour Star Wars. Et ça se sent un peu, beaucoup, passionnément… On y pense fatalement lors des scènes d’audition publique devant le Conseil formé de vieux sages, au début avec les discussions géopolitiques (oui, enfin…) mettant en relief les profonds désaccords des uns et des autres sur la prophétie (faut-il compter sur la Force ? inutile de vous faire un dessin), lors de l'arrivée du vaisseau à Zion (dont les couleurs et tendances vestimentaires rappellent certains passages de la première trilogie de Lucas). Et pourtant, quelques partis-pris esthétiques éblouissent déjà, telle cette salle de contrôles perdue dans un vide blanc teinté d'interfaces fil de fer du plus bel effet.

Mais comme son prédécesseur, Matrix Reloaded utilise l'imagerie des jeux vidéo avec intelligence. Les commandes du Nebuchadnezzar ressemblent plus à des joysticks qu'à de véritables manches de pilotage, ce que viennent régulièrement nous rappeler les "vues cockpit". Les plans des Virii mitraillant sur l'autoroute sortent tout droit de la fin de Metal Gear Solid. Le combat contre Seraph ou celui de Morpheus sur le camion poussent toujours plus loin la logique de transposition des jeux de baston (arènes fermées) à l'écran, puisqu'ils ne se déroulent que sur un plan (les tables dans le dojo, le toit rectangulaire du camion), à l'instar de l'archétype jeu de baston 2D type Street Fighter 2. Niveau 3D, le combat contre les cent Smith oppose Neo, le héros, à une multiplicité d'adversaires tous parfaitement identiques, comme dans la plupart des jeux d'action-aventure où les ennemis semblent souvent clonés les uns les autres. Cette scène offre même une mise en abîme de l'effet spécial au cinéma avec ses plans où Keanu REEVES laisse sa place à un personnage créé par ordinateur pour les besoins de la chorégraphie (inattaquable dans la logique du film et de son univers virtuel). Autre morceau de bravoure : ce combat entre Neo et les hommes du Mérovingien (génial Lambert WILSON) au milieu de statues et armes anciennes accrochées aux murs, qui en plus de sa logique toute vidéoludique (Neo dépasse ses adversaires par sa vitesse, mais la légèreté de ses armes joue aussi en sa faveur) nous balance le plus beau plan du film (carrément) lorsque la caméra suit dans leur saut depuis le balcon les combattants derrière l'Elu. Enfin, les nombreuses portes de la matrice invisible renvoient au fonctionnement binaire de l’informatique (ouverture ou fermeture d’un circuit électrique, le 1 ou le 0 qui donnent différentes significations pour la machine).

Après tout, Matrix s'appuyait déjà sur tout cela. Sauf que Reloaded affiche beaucoup plus d'ambitions, comme l'atteste la séquence de l'autoroute qui convoque tous les éléments classiques d’une scène de ce type (poursuite, bagarre en voiture, à l'extérieur, tôles froissées, explosion, voitures de flics, moto à contresens, etc.) et y ajoute des ingrédients plus inhabituels : sabre, pouvoirs de superhéros, capacités spécifiques des agents (prendre la place de n’importe quel avatar de la matrice) ou des Virii (transparence rappelant les fantômes de Final Fantasy -le Film). Le résultat parle de lui-même.


BASTONS SENSUELLES

La première rencontre entre Neo et les agents mis à jour de la matrice donne un petit avant goût de la tournure que vont prendre les coups dans Matrix Reloaded, sur fond de musique techno élégante. Cette dernière revient lors de la scène de danse dans les sous-sols de Zion, évolution logique de celle qui, dans Matrix, voyait Neo et Trinity se rencontrer pour la première fois. Plus grand chose à voir, hormis l'utilisation du travelling : plus de participants, une atmosphère plus tribale, plus animale, des danseurs et danseuses clairement sexué(e)s et surtout le couple-vedette libéré de la barrière initiale de la matrice et de la non-connaissance de l'autre. La scène d’amour, mélangée au rêve prémonitoire de Neo montrant la mort de Trinity, évoque la très éculée confrontation entre Eros et Thanatos que ne dément pas la majorité des combats qui suivent. Toujours accompagnés du même registre sonore, ils s’apparentent davantage à de la danse (tiens, encore) comme le laissent volontiers penser les chorégraphies de Yuen WOO PING (particulièrement pour le Smith Rumble, ballet magnifiquement réglé entre Neo et son double maléfique).

Cette évolution trouvera d'ailleurs son aboutissement dans Matrix Revolutions où la scène d'orgie dansante s'avère toujours plus ouvertement sexuelle (dans un club sadomasochiste) et la désobéissance finale de Trinity toujours plus coûteuse.


SCÉNARIO NUL TOI-MÊME OUAIS

Matrix Reloaded reprend la structure de Matrix et annonce, sans surprise, celle de Matrix Revolutions. Mais le film ne se limite pas à ce schéma et s'ouvre littéralement à d'autres ramifications : les Animatrix qui jouent pour certains d'entre eux le rôle de scènes coupées (L'histoire de Kid, Dernier vol de l'Osiris) ou le jeu vidéo Enter the Matrix qui suit en parallèle l'histoire de Niobe et Ghost, personnages (très) secondaires dans le film. Et plus simplement, des allusions aux deux films entre lesquels Reloaded s'intercale (la femme d’un personnage mort dans Matrix, un autre apparemment insignifiant qui reviendra dans Revolutions).

Concernant le script en lui-même, quelques détails malins (les horloges affichent toujours midi ou minuit, reload du cadran ; les bonbons de l'Oracle sont des… pilules rouges) côtoient les références religieuses passées au révélateur des nouvelles technologies. Si La Bible tient lieu de référence dominante (Neo prophète ou futur messie, allégorie de L'Arche de Noé dans le discours de L'Architecte), la scène des offrandes utilise une imagerie plus orientale, hindouiste ou bouddhiste, le geste de Kid devant le temple (il enlève ses chaussures) évoque l'Islam et le nom de la cité humaine (Zion) le judaïsme. Inutile d'y chercher une quelconque métaphore du choc des civilisations cher à Samuel Huntington, l'humanité luttant ici, unifiée dans un melting-pot religieux face aux machines.

Le dernier point épineux de Matrix Reloaded réside dans la scène d'explication de L'Architecte, à laquelle la plupart des spectateurs n'ont tout simplement rien compris. Entre ça et les énigmes de l'Oracle, le film a probablement fini de décourager une bonne partie de son public déjà passablement irrité par tant d’action gratuite (du moins le croyait-il). Pour les habitués du cyberpunk ou de la théorie du chaos version Manuel De Landa, tout passe très clairement. Cela dit, plusieurs visions aident quand même bien pour tout saisir. Ces quelques zones d'ombres sinueuses ont toutefois donné lieu à des tas d'interprétations complètement délirantes sur le Net, interprétations finalement vaines voire inutiles à la lumière du dernier volet de la trilogie. Preuve par l'absurde que le scénario de la saga porte, dans un sens, une richesse supérieure à ce que ses détracteurs ont bien voulu faire croire, puisqu'il permet d'y voir plus que ce qu'il n'expose réellement.

Mais cette limpidité a posteriori n'avait nullement empêché la fin de Reloaded de nous plonger dans un état de perplexité fébrile et surtout d'excitation dans l'attente du dénouement, attente que n'a pas vraiment contredit le démarrage en fanfare de Matrix Revolutions. Nul, mais apparemment pas assez pour se passer de la suite.

Laurent Camite

Fiche technique

- Origine : Etats-Unis - Couleurs - 2 h 18 mn.
- Date de sortie France : 16 mai 2003.
- Production : Joel SILVER / Warner Bros. et Village Roadshow.
- Réalisateurs : Andy et Larry WACHOWSKI.
- Scénario : Andy et Larry WACHOWSKI.
- Casting : Keanu REEVES (Thomas A. Anderson/Neo), Laurence FISHBURNE (Morpheus), Carrie-Anne MOSS (Trinity), Hugo WEAVING (l'agent Smith), Lambert WILSON (le Mérovingien)...
- Musique : Don DAVIS.
- Box-Office France : 5.701.222 entrées.
- Sortie DVD : 19 novembre 2003.
- Lien Internet : http://www.matrix.lefilm.com

 

"Comme son prédécesseur, Matrix Reloaded utilise l'imagerie des jeux vidéo avec intelligence. Mais ce dernier affiche beaucoup plus d'ambitions"